L’une des actions les plus curieuses du dieu nordique Odin est
l’épisode d’auto-pendaison décrit dans les strophes 139-142 du Havamal,
dans l’Edda poétique. Odin est le « Père de Tout » dans le panthéon des
Ases, et certains indicateurs puissants de sa souveraineté (connaissance
magique et connaissance des runes) furent gagnés par cet acte
d’autosacrifice.
Etant donné la position d’Odin comme dieu
majeur et la nature particulièrement spectaculaire de son sacrifice, il
n’est pas surprenant que des comparaisons soient souvent faites entre
cet épisode mythologique et celui de la crucifixion de Jésus Christ au
Golgotha .
Jésus fonctionne essentiellement comme un « dieu
suprême » dans l’iconographie chrétienne, car il est le point focal du
Nouveau Testament et l’intermédiaire avec le monde des hommes, alors que
le « Dieu Père » techniquement plus puissant est devenu une figure plus
vague par rapport à son ancienne prédominance dans l’Ancien Testament.
Ainsi,
l’une des plus importantes tâches des premiers missionnaires chrétiens
dans les territoires germaniques de l’Europe fut de convaincre les
peuples païens qu’ils devaient accepter le Christ comme leur Sauveur, le
mettre à la place d’Odin, et abandonner ce dernier avec le reste de ses
homologues divins. Il est certainement possible que ce processus puisse
avoir été quelque peu facilité par les similarités superficielles entre
l’acte d’auto-pendaison d’Odin et le motif de la crucifixion du Christ .
Comme l’a remarqué Kevin Crossley-Holland :
« Les
parallèles entre la mort d’Odin et la crucifixion du Christ sont
frappants : tous deux meurent volontairement ; Odin est percé d’une
lance et le Christ aussi ; Odin fait allusion à l’absence d’une boisson
revivifiante et le Christ se voir offrir du vinaigre ; Odin hurle ou
crie avant de mourir, et le Christ crie ‘d’une voix forte’. »
Etant
donné ces similarités, il n’est pas surprenant que pendant des années
les spécialistes se soient souvent demandé si cela pouvait indiquer une
influence chrétienne – ou même une source chrétienne partielle – pour
l’épisode du Havamal, comme cela pourrait aussi être le cas pour
certains autres passages de l’Edda poétique. Ce qui est beaucoup moins
fréquemment discuté, c’est la nature de ces actes ou rituels ou actions
sacrificiels en eux-mêmes, et les implications résultantes pour ceux qui
aligneraient leur attitude spirituelle sur l’une ou l’autre de ces
déités.
Examinés depuis cette perspective, les détails entourant
les « morts » sacrificielles d’Odin et du Christ peuvent être considérés
à de nombreux égards comme presque diamétralement opposés. Et si l’on
examine attentivement les raisons d’être de ces deux sacrifices
religieux, il devient également évident que sur un plan métaphysique ils
ont très peu en commun.
Le sacrifice comme rituel
Dans
le cas de la pendaison d’Odin sur l’arbre du monde Yggdrasil, le fait
que le récit soit fait à la première personne est de première
importance. Le récit commence ainsi :
Je sais que je pendis
A l’arbre battu des vents
Neuf nuits pleines,
Navré d’une lance
Et donné à Odin,
Moi-même à moi-même donné,
A cet arbre
Dont nul ne sait
D’où proviennent les racines.
Point de pain ne me remirent
Ni de corne ;
Je regardai en dessous,
Je ramassai les runes,
Hurlant, je les ramassai,
De là, retombai.
Il est immédiatement évident que la pendaison d’Odin est volontaire, faite « par lui-même, pour lui-même ».
Si
cela apparaît incontestablement comme une chose déplaisante pour
l’individu moyen, il faut reconnaître que ce n’est pas un simple acte de
masochisme. Une telle action a de nombreux précédents dans diverses
cultures autour du monde, et peut être vue comme un rite chamanique ou
initiatique – mais en tous cas, un rite qui accomplit une fonction
importante.
D’autres aspects de la persona d’Odin confirment une
telle tendance, comme le note Mircea Eliade dans son Histoire des idées
religieuses :
« Nous avons certainement ici un rite
initiatique de structure para-chamanique. Odin reste pendu à l’arbre
cosmique ; Yggdrasil signifie ‘le cheval (drasil) d’Ygg’, l’un des noms
d’Odin. La potence est appelée le ‘cheval’ du pendu, et nous savons que
les victimes sacrifiées à Odin étaient pendues à des arbres. En se
blessant lui-même avec sa lance, en s’abstenant d’eau et de nourriture,
le dieu subit une mort rituelle et acquiert une sagesse secrète de type
initiatique. L’aspect chamanique d’Odin est confirmé par son cheval à
huit pattes, Sleipnir, et par les deux corbeaux qui lui disent tout ce
qui se passe dans le monde. Comme les chamans, Odin peut changer de
forme et envoie son esprit au loin sous forme d’un animal ; il cherche
la connaissance secrète parmi les morts et l’obtient ; il déclare dans
le Havamal (strophe 158) qu’il connaît un charme qui peut faire
descendre un pendu de la potence et parler avec lui ; il est instruit
dans l’art du seidr, une technique occulte de type chamanique. »
Un
élément clé du chamanisme, qui le différencie d’autres activités
occultes comme le « voyage astral » ou le voyage « surnaturel », est que
le chaman doit impérativement revenir de ses voyages dans d’autres
dimensions de la réalité avec quelque chose de positif – pas seulement
pour lui-même, mais aussi pour les membres de sa tribu. Cela prend
généralement la forme de pouvoirs de guérison ou de connaissances qui
aideront à combattre des démons ou des entités spécifiques qui causent
des maladies psychologiques ou physiologiques. Dans le cas d’Odin ce
paradigme est évident pour l’acquisition des runes, qui ont de nombreux
usages magiques, mais en plus de cela la toute première rune qu’il
obtient « est appelée aide, et l’aide elle peut t’apporter / Dans le
chagrin et la douleur et la maladie »
La nature de
l’auto-pendaison d’Odin peut être vue comme un voyage ou une « descente »
dans un autre royaume (puisqu’il dit qu’il regarde « en-dessous »,
c’est probablement une allusion à Hel, le domaine des morts, où il peut
acquérir une connaissance et une sagesse spéciales de la part de ses
résidents). Dans un autre sens, pour emprunter un terme de Nietzsche,
c’est un exercice de « maîtrise de soi » par lequel Odin se soumet à des
extrêmes de tension (attaché ou pendu à un arbre), de souffrance
(blessé par une lance), et de famine ou de jeûne (se privant de
nourriture et de boisson). Chacun de ces actes à lui seul pourrait
conduire à une altération de l’état de conscience, et dans le cas d’Odin
ils sont combinés et donc amplifiés dans un effrayant rituel qui le
mène au bord de la mort, lui permettant d’avoir un regard pénétrant dans
les mystères du royaume où résident les morts. Si le moyen employé est
l’abnégation de soi, le but ultime est l’avancement de soi. En subissant
cette épreuve et en la surmontant, Odin revient dans les mondes plus
familiers des dieux et des hommes comme un être supérieur ayant acquis
une illumination et des pouvoirs nouveaux. Son rite est accompli avec
succès, et confirme finalement sa position d’entité suprême parmi les
dieux des Ases.
L’action d’Odin est généralement
considérée comme un exercice chamanique, mais il y a un certain nombre
d’autres explications possibles, toutes de nature ritualiste. L’une des
plus élaborées fut proposée par Jere Fleck dans son essai de 1971, «
Odin’s Self-Sacrifice – A New Interpretation », qui utilise du matériel
de mythologie comparée indo-européenne pour arriver à une explication
plus détaillée de la nature et de la fonction du sacrifice . L’une des
conclusions les plus valables pour lesquelles Fleck fournit des preuves
convaincantes est l’idée qu’Odin doit avoir été pendu à l’arbre dans une
position inversée. Cette position inversée fournit aussi la seule
explication raisonnable au fait qu’Odin a pu se pencher vers le bas et
ramasser les runes en-dessous (en présumant que ces dernières étaient
des objets tangibles, ce que suggère la description), une action qui
serait physiquement impossible s’il était suspendu dans une position
normale. Fleck discute aussi du parallèle résultant entre l’Odin
suspendu à l’envers et l’image du « pendu » dans le Tarot des Arcanes
Majeures, qui ouvre un autre champ de comparaisons symboliques.
Quelle
que soit sa forme ou sa motivation exacte, le rituel de
l’auto-pendaison a peu de chances d’être une anomalie introduite dans
l’histoire d’Odin par un scribe chrétien ultérieur, car la nature
sinistre du rite est pleinement en accord avec le caractère du dieu. Les
étudiants de la littérature mythologique et historique du Nord
préchrétien trouveront des mentions de pratiques cultuelles qui
reflètent clairement des aspects clés de l’autosacrifice d’Odin . De
plus, je remarquerai simplement qu’une analyse plus allégorique montre
que le rituel est un parfait reflet des principales caractéristiques
d’Odin. Il est celui qui incite à la bataille et au conflit, dans ce cas
à l’intérieur de son propre être ; il est un audacieux promeneur et
voyageur, qui voyage dans d’autres royaumes simplement pour se « tester »
lui-même ainsi que ses aptitudes ; et surtout il est un collecteur de
sagesse, qui dans un autre mythe essentiel sacrifie l’un de ses yeux
pour obtenir la connaissance contenue dans le Puits de Mimir.
Considérant l’endroit où l’autosacrifice d’Odin a lieu, cela ne semble
pas être une allusion à la croix chrétienne. Les peuples germaniques
voyaient l’arbre du monde, Yggdrasil, comme une forme d’axe cosmique, un
mât vertical et interconnectant au centre des neuf mondes, et il est
donc entièrement logique que le dieu suprême choisisse ce même arbre
comme le site de son rite le plus personnel. En faisant cela il put
obtenir un aperçu dans le fonctionnement mystérieux du plus grand
univers lui-même.
La crucifixion de Jésus est un type
d’événement entièrement différent ; les circonstances qui l’entourent
sont si fortement en opposition avec celles qui viennent d’être
discutées que tout lien significatif entre elles est hautement douteux .
Vue dans son contexte historique, la crucifixion du Christ est un acte
entièrement « mondain ». La crucifixion était simplement une forme
extrême d’exécution. Elle était bien sûr délibérément douloureuse et
donc réservée à certains types de criminels, mais son but ultime était
de tuer. Par conséquent, en laissant de coté toutes les croyances
spirituelles concernant le mécanisme de la mort elle-même, il n’y a rien
d’intrinsèquement métaphysique dans la crucifixion. Par opposition à
Odin, le plus élevé des dieux germaniques, qui se pend à Yggdrasil, le
plus important des arbres, Jésus était considéré par la société en
général, en Judée, comme une figure humble, un hérétique blasphématoire,
et fut cloué à la croix de la manière la plus dégradante.
Crossley-Holland affirme que la mort du Christ est « volontaire » comme
celle d’Odin, mais ceci est contestable. Il est vrai qu’elle peut être
volontaire au sens où Jésus la provoque par ses activités et ses
sermons, qui sont perçus comme une menace pour l’establishment religieux
juif existant. Il accepte aussi volontairement sa condamnation et ne
résiste pas aux soldats romains qui l’emmènent, devenant le premier
martyr – et en même temps le martyr absolu – du christianisme.
Néanmoins, cette forme de mort « volontaire » est au fond une soumission
; elle n’est pas choisie par le Christ, elle n’est pas non plus le
résultat d’une action spécifique et active de sa part, mais plutôt
l’œuvre de forces externes. Par contre, le sacrifice d’Odin est à la
fois volontaire et choisi ; de plus, il est entrepris et accompli par
lui-même.
La condamnation à mort du Christ survient à
cause de la trahison de Judas, après quoi il est déclaré coupable de
blasphème par le tribunal juif local, le Sanhédrin. Mais pour le
crucifier un décret des Romains est nécessaire, car ils sont la
puissance régnante habilitée à prononcer la peine capitale. Jésus est
amené devant les autorités romaines, et est disculpé deux fois. Alors
qu’il croit lui-même être le « fils de Dieu », la réalité de la question
est que le gouvernement romain impérial, le plus puissant dans le
monde, ne fait aucun cas de lui ou de ses enseignements. Ils ne veulent
même pas faire l’effort de le tuer, et c’est seulement sur l’insistance
du Sanhédrin et de segments de la population locale qu’ils y consentent
finalement.
Lorsqu’elle est examinée en détail,
l’exécution ultérieure a très peu en commun avec le sacrifice d’Odin.
Jésus est soumis au fouet avant d’être cloué sur la croix, ce qui était
une procédure standard. On ne lui offre jamais de nourriture ou d’eau,
mais plutôt une boisson analgésique amère avant le début du clouage, et
certains récits disent qu’après avoir été mis en croix on lui présente
un linge trempé dans du vinaigre, comme humiliation supplémentaire.
Jésus crie un certain nombre de fois, en particulier pour s’écrier : «
Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Ses cris sont des cris de douleur
et de frustration, à la différence du cri (de victoire ?) d’Odin qui est
émis juste au moment du « triomphe » quand survient l’acquisition des
mystères runiques. La mort de Jésus sur la croix est simplement la route
désagréable par laquelle il atteint « l’autre monde » ou « le ciel »,
où il reste « à la droite du Père » .
La signification du sacrifice
Le
mot sacrifice vient du nom latin sacrificium, qui vient de l’adjectif
sacer, « sacré, saint, consacré », et le verbe sacrare, « rendre sacré
ou saint ». Le sacrifice est un rituel religieux qui a été interprété de
diverses manières par les anthropologues, les historiens, les
psychologues, et d’autres, et il y a diverses explications concernant sa
fonction dans différents systèmes religieux. Le sacrifice peut être vu
comme une forme de communication entre les mondes du profane et du
sacré. Par conséquent, lorsqu’une chose vivante est offerte en sacrifice
elle doit être tuée ; la communication a lieu quand l’objet du
sacrifice (le « messager ») voyage vers l’autre monde non-matériel . Le
sacrifice sert souvent à initier un échange de cadeaux entre hommes et
dieux, par quoi une offrande est faite avec l’espoir qu’elle sera
acceptée. En retour, un dieu ou des dieux accompliront une requête ou
accorderont une récompense positive à celui qui a accompli le rite ou,
par extension, à ses compagnons. Dans un sens cynique, certaines formes
de sacrifice peuvent aussi être considérées comme une forme de «
pot-de-vin » religieux, par lequel un dieu est apaisé : celui qui
sacrifie doit présenter une offrande pour continuer à recevoir la
bienveillance de la déité, qui détient le pouvoir de rendre la vie
misérable pour l’humain . Une forme apparentée de sacrifice est celle de
la purification ou de l’expiation – en d’autres mots, pour l’homme (que
ce soit un individu ou un groupe collectif plus grand) qui a
précédemment transgressé une ordonnance divine, c’est un moyen de
s’amender devant le dieu et de rectifier la situation. Dans ces derniers
scénarios la distance naturelle entre dieu et homme est soulignée, et
l’homme vit dans la crainte de ce qui pourrait arriver s’il ne sacrifie
pas en accord avec la coutume.
La mort du Christ ne peut
être comprise comme un sacrifice religieux que si l’on accepte sa
signification d’après la doctrine théologique chrétienne. Le Christ est «
sacrifié » par d’autres, et cela n’implique jamais qu’il avait besoin
que cela se produise pour pouvoir obtenir un gain personnel dans l’autre
monde. Si l’acte de le crucifier servait un bénéfice opportun sur le
plan matériel, c’était celui de supprimer un élément gênant pour la
société. La mort elle-même est assez banale : comparé à la plupart des
crucifixions, il mourut assez rapidement et sans beaucoup de façons,
avec seulement des phénomènes « surnaturels » mineurs accompagnant
l’événement – les récits bibliques font état d’un « obscurcissement du
ciel » et ainsi de suite, mais cela ressemble davantage à un
embellissement poétique ultérieur. L’importance de la crucifixion ne
vient donc pas tant de l’action que de la notion de la personne exacte à
qui elle fut faite. Il est le « fils de Dieu », un être « perfectionné
», et pourtant ironiquement il subit une mort particulièrement
dégradante des mains de ceux qui sont oublieux de sa stature.
Cependant,
un échange sacrificiel fondamental se produit ici, d’après la doctrine
chrétienne. Jésus ne meurt pas pour ses propres péchés – car, en termes
chrétiens, pourrait-on dire qu’il en ait commis ? –, mais pour ceux de
l’humanité. C’est un exemple d’un acte expiatoire particulier, comme le
dit E.O. James : « Quelle que soit l’interprétation du récit de ce qui a
eu lieu, le fait demeure que la Passion et la mort du Christ
introduisirent dans la tradition du Messie juif l’ancienne conception du
Roi Sauveur divin souffrant et mourant pour le salut de l’humanité » .
Il a été sacrifié afin de « prendre sur lui les péchés du monde ».
D’après la croyance chrétienne, cet état de péché existe à l’intérieur
de tout être humain et est appelé « péché originel », ses racines
remontant à la désobéissance d’Adam dans le Jardin d’Eden. Un paradoxe
est ainsi créé, car si en subissant sa crucifixion Jésus a vraiment pris
sur ses épaules les péchés de l’humanité, on pourrait logiquement
supposer qu’à partir de ce moment l’homme n’en a plus eu. L’histoire du
monde ultérieure et ses effusions de sang – dont un bon nombre fut
accompli au nom du Christ – démontrent amplement la fausseté de toute
affirmation disant que l’homme se serait débarrassé de sa tendance aux
dénommés péchés, donc cet « enlèvement du péché » fut un acte symbolique
plutôt que littéral. En gardant intact le concept du « péché originel »
tout en proférant simultanément l’affirmation métaphysique extravagante
sur les implications de la crucifixion du Christ, une formule
d’extorsion spirituelle fut instaurée par la doctrine chrétienne. Par
conséquent, celle-ci demande un autre sacrifice : pour recevoir le «
salut », on doit placer sa foi en Jésus et l’accepter comme « Seigneur »
– après tout, il subit magnanimement la torture et même la mort en
votre nom. Si vous ne lui donnez pas toute votre foi, vous ne recevrez
aucune récompense après votre mort. En plus de cela il y a la menace de
l’enfer pour ceux qui n’adoptent pas la foi, qui augmente encore le
degré de contrainte. La mort de Jésus peut être vue comme intégrale pour
tout cela aussi, car il était nécessaire qu’il remonte au ciel pour
finalement rendre son Jugement sur chaque homme après l’Apocalypse.
Le
sacrifice d’Odin ne se prête à aucun parallèle expiatoire, car son acte
est entièrement auto-contenu : il est son récipient. Pour faire entrer
le rite d’Odin dans une telle équation, la seule solution métaphysique
serait de dire que son « moi inférieur » ou « irrésolu » – c’est-à-dire
son état d’être initial – a été sacrifié et immolé afin de se
reconfigurer dans un « moi supérieur », ou afin de le « recevoir ». De
cette manière le moi inférieur est détruit et laissé en arrière, donc il
ne peut pas y avoir de demande de « subornation » de la part du moi
supérieur. Le sacrifice atteint son but désiré et est donc complet. Le
meilleur paradigme explicatif serait certainement celui d’un échange
sacrificiel. Odin fait une offrande (son corps, sa raison, et son âme)
afin de recevoir un niveau d’illumination supérieur, ou, pourrait-on
dire, plus profond. C’est une formule d’auto-transcendance, et Odin
poursuit en expliquant ses conséquences quelques strophes plus loin dans
son récit :
Alors je commençai à prospérer,
Et à obtenir la sagesse,
Je grandis et j’étais bien ;
Chaque mot me menait à un autre mot,
Chaque action à une autre action.
Ici
Odin, conscient de lui-même, comprend comment il fonctionne dans son
état nouvellement atteint, recevant la sagesse et employant des mots
(c’est-à-dire l’art de la communication – rien de surprenant, étant
donné qu’il a maintenant acquis les runes, symboles écrits des phonèmes
germaniques originels). Sa connaissance et ses mots conduisent à des
actions, qui à leur tour engendrent d’autres actions, probablement plus
grandes. Le philosophe ésotériste Julius Evola explique la dynamique de
l’acte dans ces termes :
« La même idée d’une force
primordiale qui réagit contre elle-même, qui se libère et accède à un
plan supérieur de l’être définissant son aspect divin particulier (la «
forme plus haute et plus parfaite de soi-même » des Upanishads) … est
exprimée par le sacrifice d’Odin à l’arbre cosmique Yggdrasil, qui
permet à Odin de tirer de l’abysse la sagesse transcendante contenue
dans les runes et de la mettre en pratique ; en outre, dans une version
particulière de ce mythe, Odin, vu comme un roi, est celui qui par son
sacrifice montre la voie qui conduit au Walhalla, c’est-à-dire le type
d’action qui permet à une personne de participer à l’immortalité
héroïque, aristocratique et ouranienne. »
Un cycle
accéléré d’évolution a été initié qui n’est pas seulement terrestre,
mais plutôt « magique » dans son essence même. Ce n’est pas seulement un
exercice d’esprit nouménal et d’esprit numineux, mais il se manifeste
aussi par des actions dans le monde phénoménal. Odin a subi une épreuve
et a obtenu en retour la récompense de la vision magique, qu’il met
ensuite en pratique tangible sur le plan matériel tout comme sur le plan
spirituel.
Les implications d’un dieu sacrifié
Le
christianisme requiert une foi absolue, ou il devient insensé. Si la
foi en Jésus en tant que messie n’est pas présente, sa vie et sa mort
ont peu d’importance. Si l’on veut trouver des pacifistes éloquents dans
l’histoire, il y a certainement de meilleurs exemples que Jésus – ses
enseignements ne deviennent uniques ou impératifs que si la doctrine
chrétienne est réellement vraie. Si d’autre part on tente de voir le
Christ comme un simple modèle historique ou mythique, il serait
difficile à imiter, et beaucoup de ses actions apparaissent complètement
absurdes. Sa « réalité » est bien éloignée de notre réalité européenne
indigène, et à de nombreux égards elle est incompréhensible. Une analyse
ingénieuse de cette énigme a été faite par Lawrence Brown dans son
histoire spenglerienne de l’Europe, The Might of the West, et mérite
d’être citée en entier :
« Comment peut-on respecter, et à
plus forte raison adorer, un personnage qui est tellement simplet qu’il
ne sait pas que les gens ne peuvent pas vivre comme les oiseaux et les
plantes, qui ne peut pas se protéger contre un traître stupide qu’il
connaît déjà, qui ne peut pas trouver de réponse intelligente à une
accusation mortelle mais improuvable, qui ne comprend pas quand toute
l’affaire est transmise à une juridiction différente ? … Au lieu de
comprendre que sa physique n’était pas notre physique, que la réalité
pour lui n’était pas ce que la réalité est pour nous, nous voulons qu’il
soit motivé par des calculs et des principes qui nous motiveraient. Et
ainsi ses motivations, au lieu d’être différentes, deviennent ineptes,
et un puissant conquérant prétendu qui eut le courage de plier le ciel
et la terre à sa volonté devient une victime pusillanime de petites
erreurs, de petites intrigues, de petits hommes. Peut-être que son sens
de la réalité était faux et que le nôtre est juste – ou du moins c’est
ce qu’il semble aujourd’hui. Mais dans son propre monde, dans le concept
levantin qui ne peut jamais entièrement séparer ce monde de l’autre, il
est le héros épique par excellence. Lui seul osa arrêter l’horloge du
monde. C’est vrai, elle ne s’arrêta pas, et nous Occidentaux ne croyons
pas qu’on puisse arrêter cette horloge. Mais nous ne pouvons pas voir
Jésus des deux manières à la fois. Si nous persistons à le juger d’après
notre sens du réel, il devient familier mais vide. Si nous le jugeons
d’après son propre sens du réel, il devient l’un des hommes les plus
puissants de l’histoire et l’un des plus tragiques – mais un étranger
complet. »
Si nous voulons regarder les morts
sacrificielles d’Odin et de Jésus comme des épisodes mythiques plutôt
que comme des « vérités » théologiques, ce sont encore les différences
qui sont plus évidentes que les similarités. Et si nous prenons ces
sacrifices comme des instructions allégoriques pour notre propre
comportement ? La torture et les tourments de Jésus sont censés être une
voie vers le salut, et il s’ensuit en effet que ses enseignements
encourageaient ceux désireux d’atteindre le « ciel » à être doux,
humbles, pacifistes, à « tendre l’autre joue », etc. Le fait que durant
toute l’histoire les chrétiens ont souvent mal interprété ces
enseignements, ou commis la violence malgré ceux-ci, est à coté de la
question. Dans le cas d’Odin, nous avons un archétype complètement
différent. Il est caractérisé par un effort vers l’auto-connaissance ;
par un certain type audacieux d’égoïsme ; par un désir d’évolution
indépendante ; par la fierté de ses propres accomplissements (incluant
sa remarque qu’on ne lui a pas donné de pain ou de boisson pendant sa
pendaison, ce qui pourrait être vu comme une manière de vanter son
endurance) ; par des voyages intrépides vers des endroits et des états
de conscience inconnus ; et par un désir de transformer les idées et les
mots en actions. La pendaison d’Odin est un paradigme symbolique
d’auto-initiation, de développement personnel, et de devenir soi-même ;
c’est à de nombreux égards l’antithèse du symbole du Christ torturé, qui
est fréquemment décrit dans l’iconographie chrétienne comme docilement
cloué sur la croix. Cela implique une négation complète du domaine
physique, c’est-à-dire la terre et le monde des actions. Un sacrifice
permanent comme celui du Christ ne peut en fin de compte symboliser
qu’une utopie mystique (c’est-à-dire le « salut » et le ciel), en
d’autres mots, une utopie complètement séparée de la réalité terrestre.
La
compréhension de l’incompatibilité de ces allégories n’est bien sûr pas
nouvelle. Le gouffre entre les deux orientations spirituelles,
l’attitude ethnique-religieuse d’« acceptation du monde » contre
l’attitude universaliste de « rejet du monde », devinrent évidents sur
le plan pratique lorsque des efforts furent entrepris pour christianiser
les tribus germaniques d’Europe du Nord durant le premier millénaire de
l’Ere Commune . Le fait que le Christ avait été sacrifié d’une manière
vaguement similaire à celle d’Odin a pu favoriser le processus
d’acceptation d’une vision-du-monde étrangère, mais une telle similarité
était loin d’être suffisante pour convaincre les païens d’adopter la
nouvelle foi. On peut trouver une indication curieuse de cela dans le
Heliand, une version précoce des Evangiles chrétiens écrite en
vieux-saxon vernaculaire. Conçu par un poète missionnaire anonyme du IXe
siècle de l’ère chrétienne, le Heliand replace l’histoire de la vie de
Jésus dans un arrangement complètement nouveau. Jésus n’est plus un
prophète juif renégat dans le monde poussiéreux de la Judée sous
contrôle romain, mais un chef de tribu germanique habitant dans la
forêt, avec un groupe de guerriers dévoués l’entourant à la place des
apôtres. La nature pacifiste de ses enseignements est adroitement
reformulée de manière à apparaître à peu près inoffensive pour une
audience païenne germanique, et la scène culminante de la crucifixion
est modifiée par rapport à sa forme originale. Ici le poète a décrit les
dernières heures terrestres de Jésus comme une noble bataille entre
Christ le Drohtin (chef de tribu) et sa bande guerrière contre les
soldats romains. Après avoir été tué, le Sauveur monte au ciel où il
s’assoira pour l’éternité sur son trône, « et de là il voit toutes
choses, le Christ régnant voit tout ce qui se passe dans le monde » .
Cette image finale est distinctement odinique, et n’est qu’une parmi
beaucoup d’allusions semblables dans le Heliand. Combinées à cet habile «
changement d’image » d’une figure du Christ qui serait acceptable pour
un païen germanique, il y a d’innombrables exhortations disant que l’on
ne doit avoir « aucun doute » après avoir reçu la nouvelle doctrine. Car
si quelqu’un conteste ou continue à douter de son article de foi
fondamental, le fondement entier de la doctrine chrétienne s’écroule.
C’est un contraste radical avec la figure d’Odin, dont la nature
inquisitive et questionnante le conduit même à s’« attaquer » lui-même,
si cela favorise son propre développement et son propre bénéfice
ultimes. Jésus demanderait que vous misiez tout sur une promesse de
récompense dans l’autre-monde, jouant ainsi de la peur innée de la mort
chez l’homme, alors que l’exemple d’Odin fournit un paradigme de
recherche pour le triomphe sur soi-même et l’évolution dans le monde du
présent, par lequel on peut accomplir sa propre gloire et, grâce à ses
actions, rester dans la mémoire de sa tribu et de sa descendance. En
imitant Jésus vous devriez rester fidèle et même souffrir dans l’espoir
de recevoir le « salut » divin d’en-haut ; alors qu’en suivant l’exemple
donné par Odin – subir ses propres sacrifices et initiations sur les
arbres enchantés de la connaissance, de l’intelligence, et du danger –,
le demi-dieu inspirant du respect et de la crainte que vous avez des
chances de rencontrer se développera puissamment à l’intérieur de
vous-même.
Auteur inconnu
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